Dans une décision longue et complexe de plus de 80 pages, qui sera accueillie favorablement par les titulaires de brevets essentiels à la norme (BEN), le juge Meade a rendu son jugement devant le Tribunal britannique des brevets, dans le dernier d'une série de procès entre Optis et Apple concernant les BEN d'Optis et les conditions FRAND qui leur sont applicables. Deux procès précédents avaient établi que deux des BEN d'Optis étaient valides, essentiels et avaient fait l’objet de contrefaçon. Un de ces brevets avait expiré, l'autre pas. Un procès doit avoir lieu en juin 2022 (Procès E), au cours duquel le tribunal décidera des conditions applicables à une licence FRAND mondiale et déterminera si l'approche adoptée par Optis lors des négociations avec Apple a enfreint le droit de la concurrence.
La question majeure abordée par le tribunal dans ce jugement était de déterminer si Apple devait faire l'objet d'une injonction tout de suite, étant donné qu'un brevet d'Optis en vigueur avait été jugé valide et ayant fait l’objet de contrefaçon, ou si toute décision concernant l’imposition d’une injonction devait être reportée jusqu'au Procès E.
Comme expliqué plus en détail ci-dessous, le juge a estimé que, sauf dans le cas où Apple s'engage inconditionnellement à prendre une licence d’Optis aux conditions FRAND déterminées lors du Procès E, Optis devait avoir droit à une injonction.
Contexte
Au cours de ce procès, Optis a allégué qu'Apple était un « licencié réticent » car il avait failli à son engagement inconditionnel de prendre une licence FRAND aux conditions qui seraient déterminées lors du Procès E à venir, et qu'Apple ne devrait donc plus avoir le droit de compter sur les engagements FRAND d'Optis. Par conséquent, Apple devrait faire l'objet d'une injonction si Optis parvenait à établir, au cours de l'un des « procès techniques », qu'un ou plusieurs de ses BEN étaient valides et avaient été enfreints (deux procès techniques avaient déjà eu lieu et deux autres étaient en cours). En outre, Optis a fait valoir que l'injonction devrait revêtir la forme non qualifiée de l'injonction habituellement appliquée aux titulaires de brevets ayant obtenu gain de cause pour des brevets autres que des BEN, par opposition à l'injonction « FRAND » habituellement applicable aux BEN. Cette dernière prévoit que l'injonction sera levée si le contrevenant conclut une licence FRAND.
Les parties se sont opposées sur quatre points essentiels :
- L'interprétation correcte de l’article 6.1 de la politique en matière de DPI de l'Institut européen des normes de télécommunication (ETSI), et la question de savoir si Apple pouvait se fonder sur l'engagement pris par Optis envers l'ETSI consistant à accorder une licence à un licencié potentiel en vertu de cet article.
- Les allégations d'Apple selon lesquelles le comportement d'Optis avait enfreint le droit de la concurrence, qui allaient faire l’objet d’une décision lors du Procès E, et la question de savoir si ces allégations signifiaient qu'aucune injonction ne pouvait être imposée tant qu'aucune décision les concernant n’avait été prise. Optis a fait valoir qu'il était impossible qu'il ait violé le droit de la concurrence, étant donné qu'il était inconditionnellement d’accord pour accepter les conditions de licence FRAND déterminées par le tribunal lors du Procès E, ce qu'Apple n'avait pas fait. En outre, Optis a fait valoir que, même si son comportement avait été contraire au droit de la concurrence, il avait toujours droit à une injonction.
- La question de savoir si, pour assurer l'exercice adéquat du pouvoir discrétionnaire du tribunal, il fallait attendre le Procès E avant de décider si une injonction devait être imposée à Apple.
- La pertinence d'un engagement conditionnel qui avait été pris par Apple. Apple a pris l'engagement de conclure la licence FRAND qui sera déterminée lors du Procès E, à moins qu'il ne soit décidé que cet engagement n'est pas nécessaire ou arrive trop tard.
Question 1 - Article 6.1 de la politique en matière de DPI de l'ETSI
La majeure partie de la discussion technique du jugement a tourné autour de cette question. Le juge (Meade) a examiné en détail les jugements rendus dans le litige Unwired Planet contre Huawei, notamment celui de la Cour suprême du Royaume-Uni, ainsi que le fonctionnement des organismes de normalisation, dont l'ETSI, et les objectifs de la politique de l'ETSI en matière de DPI, y compris ceux visant à éviter le « Hold-up » et le « Hold-out » par les parties lors des négociations FRAND.
L’article 6.1 de la politique en matière de DPI exige que le titulaire d'un BEN s'engage de manière irrévocable à accorder des licences FRAND. La question principale objet du litige était de savoir si l’article 6.1 obligeait un utilisateur à s'engager à prendre une licence FRAND à des conditions qui seraient déterminées plus tard par le tribunal.
La politique de l'ETSI en matière de DPI est régie par le droit français. L'effet juridique de l’article 6.1 est de créer une « stipulation pour autrui », soit une obligation qu'un tiers peut faire valoir contre le titulaire du droit de propriété intellectuelle (DPI). Après un résumé exhaustif de la jurisprudence antérieure, y compris des autorités anglaises, françaises et de la CJUE, et des témoignages d'experts en économie et en octroi de licences (que le juge n'a pas trouvés très utiles), le juge Meade a conclu que l'interprétation correcte de l’article 6.1 était que : « toute personne intéressée par la mise en œuvre d'une norme ETSI doit avoir le droit d'obtenir une licence à des conditions FRAND sur demande à un breveté ayant donné l'engagement pertinent ». Il ne pouvait y avoir aucune restriction de la portée de l’article 6.1 reposant sur des plans commerciaux spécifiques de l’utilisateur intéressé par la mise en œuvre. Cependant, l’article 6.1 autorise un utilisateur à « avoir et à prendre » une licence et à « opérer sous » licence. Il ne modifie pas la position selon laquelle une personne exploitant sans licence peut éventuellement faire l'objet d'une injonction. Par conséquent, un utilisateur ne pouvait pas bénéficier de l'engagement du titulaire du brevet en vertu de l’article 6.1 de la politique de l'ETSI en matière de DPI, consistant à accorder une licence à des conditions FRAND, sans accepter aussi la charge correspondant à la prise de cette licence.
Quant à la catégorie des bénéficiaires de la « stipulation » visés à l’article 6.1, le juge a estimé qu'il s'agissait de toute entreprise souhaitant exploiter une norme pertinente par tout moyen commercial et ayant pour objectif d'exploiter la norme sous licence du titulaire du BEN. En d'autres termes, cela n'inclurait pas un engagement n’ayant pas pour but de respecter les conditions FRAND.
Donc, si Apple souhaitait bénéficier de l'engagement d'Optis, en vertu de l’article 6.1, d'accorder des licences FRAND, Apple devait s'engager à accepter toute licence FRAND déterminée lors du Procès E à venir. Apple ne pouvait pas différer son accord concernant ces conditions jusqu'à ce que l'issue du Procès E soit connue. En l'absence d'un tel engagement de la part de la société Apple, celle-ci n'était pas en droit de s'appuyer sur l'engagement d'Optis en vertu de l’article 6.1.
Le juge a également indiqué qu'il y avait une façon plus simple de voir les choses : Il avait été estimé qu’Apple violait les droits d'Optis. Apple avait donc besoin d'une licence immédiatement si elle ne voulait pas agir illégalement (indépendamment de la portée des bénéficiaires aux termes de l’article 6.1). Il découle de l'arrêt Unwired Planet de la Cour suprême qu'il devrait y avoir une injonction, à moins qu'Apple n'ait accepté de conclure la licence FRAND, même si, selon la procédure britannique, les conditions de cette licence ne seraient pas fixées avant le Procès E.
De plus, le juge Meade a statué qu'un utilisateur ne perd pas le droit à une licence FRAND de façon permanente du fait qu’il ne s'y est pas engagé initialement. Il a admis qu'il pouvait y avoir un certain nombre de raisons pour lesquelles un utilisateur pouvait refuser de s'engager dans une licence FRAND, et qu'il serait injuste et dénué de principes de punir de façon permanente ce qui aurait pu être une simple erreur de jugement.
Question 2 - Violations alléguées concernant le droit de la concurrence
Apple a fait de nombreuses allégations de violations du droit de la concurrence par Optis en raison de l'approche adoptée par cette dernière lors des négociations de la licence, notamment parce qu’elle a cherché à imposer des conditions de licence injustes et fait des offres qui exigeaient le paiement de redevances bien supérieures au niveau FRAND. Apple a fait valoir que le tribunal ne devait pas accorder d'injonction à son encontre tant que ces allégations n'avaient pas été tranchées par le tribunal (au Procès E). Optis a fait valoir qu'il ne pouvait y avoir de conclusion d'abus du fait qu'elle s'était engagée à accepter les conditions FRAND du tribunal, alors qu'Apple ne l'avait pas fait.
Le juge a rejeté l'argument d'Optis : la question de savoir si Optis avait effectivement abusé de sa position devait être déterminée lors du Procès E. Cependant, le juge Meade a également estimé qu'il serait erroné d'empêcher l'imposition d'une injonction à l'encontre d'Apple, y compris si Apple parvenait par la suite à établir l'abus de position allégué lors du Procès E. Dans l'affaire Unwired Planet, la Cour suprême avait décidé sans ambiguïté que la pratique normale était d'imposer une injonction à l'encontre d'un contrevenant et avait souligné que cela devait être le cas lorsque ce dernier avait les moyens d'obtenir une licence -comme Apple- mais ne l'avait pas fait. Optis avait accepté de conclure une licence aux conditions FRAND déterminées par le tribunal et, par conséquent, il n'y avait aucune possibilité que l'injonction entraîne le paiement de frais exorbitants pour Apple. D'autre part, des dommages-intérêts en lieu et place d'une injonction ne seraient pas un recours adéquat pour Optis car, en l'absence d'injonction, il y avait une menace que les litiges se multiplient à l’échelle internationale et, par conséquent, les Hold-out. Cela irait à l'encontre de l'objectif du régime FRAND de l'ETSI.
Question 3 - Exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal
Le juge Meade avait déjà constaté qu'il y avait un « intérêt puissant » à imposer une injonction aux titulaires de BEN lorsqu'une contrefaçon est constatée, et que, à condition qu'ils respectent leurs propres engagements FRAND, et à condition qu'il n'y ait pas d'abus de position dominante auquel le tribunal devrait répondre en refusant l’injonction (ce qui n'était pas le cas ici), celle-ci sera généralement accordée. Dans ces circonstances, le tribunal aura peu de pouvoir discrétionnaire pour en décider autrement.
Question 4 - L'engagement conditionnel d'Apple
Le juge a estimé qu'Apple devait s'engager de manière contraignante à prendre une licence FRAND afin d'éviter une injonction, et non pas de manière conditionnelle. Cependant, le juge a reconnu que cette décision pourrait faire l'objet d'un appel et fait remarquer que son jugement dans le procès technique qui avait considéré le BEN d'Optis comme valide et objet de contrefaçon était précisément en appel. Il a également fait remarquer que sa décision, selon laquelle il n'était pas encore trop tard pour qu'Apple s'engage sans réserve à prendre une licence FRAND, pourrait également faire l'objet d'un appel.
Il n'était donc pas possible, selon le juge Meade, de dire si l'engagement conditionnel d'Apple serait ou non applicable.
Commentaire
Apple cherche à faire appel de ce jugement. Sous réserve de cette décision, la société Apple doit maintenant décider si elle s'engagera sans réserve à conclure une licence aux conditions FRAND déterminées lors du Procès E, qui doit avoir lieu en juin et juillet 2022. Si Apple refuse, elle sera soumise à une « injonction FRAND », ce qui signifie que, tant qu'elle ne se conformera pas à une licence FRAND, il lui sera interdit de violer le brevet d'Optis, ce qui aura pour effet d'exclure les produits Apple concernés du marché britannique.
Ce jugement, en supposant qu'il ne soit pas cassé en appel, est donc considéré comme favorable aux titulaires de BEN : une fois qu'un BEN a été jugé valide et objet de contrefaçon, tant que le titulaire du BEN s'est engagé à accorder une licence à l'utilisateur dans des conditions estimées FRAND par le tribunal britannique, l'utilisateur doit s'engager de la même manière, sinon il risque d'être exclu du marché britannique. Il semble que cela puisse être le cas même s'il y a des raisons de prétendre que le titulaire du BEN a agi en violation du droit de la concurrence à certains égards. Si l'on ajoute à cela la volonté des tribunaux britanniques de décider des conditions d'une licence FRAND à l’échelle mondiale, à la suite de la décision de la Cour suprême britannique dans l'affaire Unwired Planet, cela fait du Royaume-Uni une juridiction particulièrement attrayante pour les titulaires de BEN dans les litiges FRAND.