Les posologies sont-elles brevetables à Singapour ? Le Bureau de la propriété intellectuelle de Singapour (IPOS) est de cet avis, puisque ses Directives relatives à l’examen des brevets indiquent clairement que les posologies devraient être considérées comme brevetables sur la base d’une jurisprudence britannique relativement récente. Néanmoins, les tribunaux singapouriens doivent encore trancher cette question. Un certain doute subsiste, car les juges de Singapour s’opposent régulièrement à l’application du droit britannique s’ils estiment que ce dernier est sensiblement influencé par la Convention sur le brevet européen (CBE). Tel pourrait être le cas des posologies, comme nous en discutons ci-dessous.
Étant donné son économie très développée et son secteur de la santé de classe internationale, Singapour boxe bien au-dessus de sa catégorie en termes de taille de marché des produits pharmaceutiques. Il s’agit du pays de l’ANASE (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) qui dépense le plus par habitant pour la santé. De plus, le gouvernement singapourien estime que ses dépenses de santé augmenteront beaucoup plus rapidement que le PIB, en raison du vieillissement de sa population. S’ajoutent à cela un système judiciaire généralement bien disposé à l’égard des titulaires de brevets, un robuste système de « patent linkage » (abordé dans nos précédents articles ici et ici) et une position de plaque tournante régionale du transport et de la santé. La protection par brevet pharmaceutique à Singapour est donc beaucoup plus intéressante que ne le laisse supposer de prime abord la petite population de la ville-État.
Le droit des brevets singapourien étant modelé sur celui du Royaume-Uni, les tribunaux de Singapour ont tendance à examiner favorablement les décisions des tribunaux britanniques sur les questions pour lesquelles il n’existe pas de précédent local. Par conséquent, pour estimer pleinement la situation de Singapour, nous devons d’abord étudier la position du Royaume-Uni sur les posologies.
Contexte : situation au Royaume-Uni
La brevetabilité des brevets sur les posologies au Royaume-Uni a pris un tournant historique avec l’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Actavis UK Limited contre Merck & Co. Inc [2008] EWCA Civ 444 (Actavis contre Merck). Avant cette décision, il était largement admis que les posologies n’étaient pas brevetables, et ce, sur la base d’un arrêt antérieur de la Cour d’appel, dans l’affaire Bristol-Myers Squibb Company contre Baker Norton Pharmaceuticals Inc & Anor [2000] EWCA Civ 169 (BMS). Cet arrêt antérieur estimait qu’une revendication qui différait de l’état de la technique uniquement par le mode d’application du médicament était une tentative de déguisement d’une méthode de traitement inadmissible (les méthodes de traitement sont exclues de la brevetabilité au Royaume-Uni et à Singapour). Il estimait également que les revendications du brevet en question manquaient de nouveauté.
Notons que l’Office européen des brevets (OEB) autorisait les brevets sur la posologie avant la décision BMS et qu’il a continué en ce sens après cette décision. Cela a entraîné une incompatibilité fondamentale entre la position du Royaume-Uni et celle de l’OEB sur les posologies, susceptible d’invalider dans les faits tous les brevets EP (du Royaume-Uni) sur les posologies et donc de les rendre inopposables. Il convient de signaler que l’OEB a exprimé son désaccord avec (et même critiqué) l’arrêt de la Cour d’appel britannique dans l’affaire BMS, par la voix de la division d’opposition de l’OEB, qui étudiait le même brevet BMS (EP 0584001), et par celle de la Chambre de recours technique (T1020/03). La Cour d’appel a discuté cette critique de l’OEB dans Actavis contre Merck, ce qui l’a amenée (au moins en partie) à renverser sa position d’origine, exprimée dans l’arrêt BMS, et à déclarer que les caractéristiques des posologies dans les revendications portant sur les secondes utilisations médicales :
- étaient brevetables en principe, à condition que la posologie soit nouvelle et inventive ; et
- n’étaient pas nécessairement des méthodes de traitement.
La nouvelle position de la Cour d’appel s’est imposée aux juridictions inférieures du Royaume-Uni et a mis le droit britannique en adéquation avec l’interprétation de la CBE par l’OEB. En effet, la Cour d’appel a explicitement indiqué « suivre » la position de l’OEB à ce sujet. Cependant, Actavis contre Merck n’a pas ouvert les vannes des brevets sur les posologies au Royaume-Uni. La décision signalait que les posologies découlant de l’optimisation ordinaire de la dose pendant les essais cliniques ne seraient pas brevetables et ajoutait :
« [...] nous estimons que les revendications suisses sont admissibles lorsque la nouveauté est conférée par une nouvelle posologie ou autre forme d’administration d’une substance [...] [cependant] presque toutes les posologies de ce type seront évidentes – il est habituel d’étudier les posologies appropriées. La spécification d’une posologie dans le cadre de l’utilisation thérapeutique ne peut conférer de la validité à une revendication autrement invalide que dans les affaires inhabituelles telles que le présent cas (lorsque […] le traitement de l’état avec la substance ne mérite plus d’être étudié à une quelconque posologie). [les rédacteurs de l’article insistent sur ce point.]
La décision Actavis était cohérente avec l’approche de l’OEB, qui considère que les revendications de forme suisse, puisqu’elles sont orientées vers la fabrication, évitent les conflits avec les dispositions interdisant le brevetage des méthodes de traitement. Telle est l’approche de l’OEB depuis G05/83 ; dans T1020/03, la Chambre de recours ne voyait aucune raison de modifier la pratique de l’OEB, même à la lumière de la décision BMS au Royaume-Uni.
Une décision récente de la Cour suprême britannique, Actavis Group PTC EHF et al. contre ICOS Corporation et al. [2019] UKSC 15, a soutenu l’approche de la Cour d’appel relative aux brevets sur les posologies. En l’occurrence, un brevet détenu par Eli Lilly visait l’administration de tadalafil à des doses inférieures à celles de l’état de la technique. Le brevet a été jugé invalide à cause d’une courbe de réponse à la dose propre à la situation, qui aurait inévitablement été découverte pendant les essais cliniques et aurait poussé une équipe compétente à étudier ces doses inférieures, lesquelles se seraient révélées (de manière inattendue) efficaces. Ainsi, la Cour suprême a confirmé que les brevets sur les posologies devaient placer la barre haut pour être nouveaux et inventifs, mais étaient brevetables en principe.
Situation à Singapour
La pratique actuelle de l’IPOS est que les inventions basées sur de nouvelles méthodes de traitement avec des médicaments connus sont en principe brevetables et ne constituent pas des méthodes de traitement déguisées. Peu importe que la nouvelle méthode de traitement soit une nouvelle voie d’administration ou une nouvelle posologie, les deux objets sont brevetables en principe. Par conséquent, à condition qu’une posologie soit nouvelle et inventive, elle devrait pouvoir obtenir un brevet à Singapour. Les Directives relatives à l’examen de l’IPOS font référence à Actavis contre Merck et signalent que dans la plupart des cas, une nouvelle posologie est généralement supposée manquer d’inventivité, sauf s’il existe un préjugé technique clair s’écartant de la posologie revendiquée. Cette orientation est cohérente avec la tendance de Singapour à suivre le droit britannique des brevets.
Toutefois, la question n’ayant pas encore été soumise à un tribunal singapourien, la validité des brevets sur les posologies n’est pas encore certaine. Bien que l’on puisse supposer que les tribunaux suivront la pratique de l’IPOS sur la question, rien n’est acquis. Comme indiqué ci-dessus, les tribunaux de Singapour ont déjà rejeté certaines décisions des tribunaux britanniques lorsqu’ils estimaient qu’elles s’éloignaient des principes fondamentaux de la loi singapourienne sur les brevets. L’approche stricte que l’OEB applique aux objets ajoutés en rapport avec les généralisations intermédiaires a par exemple été rejetée par Lee Seiu Kin J dans Novartis AG et al. contre Ranbaxy (Malaisie) Sdn Bhd [2012] SGHC 253, affaire dans laquelle le juge remarque que même si l’approche par l’OEB des objets ajoutés est désormais bien arrêtée dans le droit britannique, « les règles axées sur les politiques applicables en Angleterre en vertu de la Convention sur le brevet européen ne devraient pas être adoptées inconsidérément à Singapour sans un examen de leur compatibilité avec le régime réglementaire local. » Les tribunaux singapouriens ont également résisté à d’autres changements récents du droit britannique et explicitement rejeté l’adoption d’une doctrine des équivalents introduite par la Cour suprême britannique en 2017, au motif qu’elle était incohérente avec la loi singapourienne sur les brevets (Lee Tat Cheng contre Maka GPS Technologies Pte Ltd [2018] SGCA 18). Le raisonnement appliqué par les tribunaux singapouriens est notamment que le droit britannique s’est adapté pour se conformer aux exigences de la CBE interprétée par l’OEB, ce qui signifie que les tribunaux britanniques ont tendance à ignorer ou rejeter leur propre jurisprudence plus ancienne.
Étant donné la tendance des juridictions singapouriennes à suivre la jurisprudence britannique non diluée par l’influence de l’OEB/CBE, il semble y avoir une chance que ces juridictions décident que les brevets sur les posologies ne sont pas brevetables, parce qu’ils se rapportent à une méthode de traitement. Même si Singapour est généralement considérée comme favorable aux titulaires de brevet, cela ne s’applique pas totalement aux brevets pharmaceutiques, pour lesquels il est presque impossible d’obtenir une prolongation des délais réglementaires. Il semble donc raisonnable de penser que les brevets d’ « evergreening », comme les posologies, pourraient être moins bien accueillis que prévu par les tribunaux singapouriens.
Enfin, même si les juridictions de Singapour approuvent les posologies, les décisions portant sur les brevets de posologie dépendront probablement beaucoup spécifiquement de chaque cas. Ces décisions pourraient par conséquent s’appuyer sur les témoignages d’experts relatifs à ce qu’un homme du métier confronté à l’état de la technique aurait réellement fait pendant ses investigations sur la posologie.
Vaut-il la peine de déposer des demandes de brevets sur les posologies à Singapour ?
En dépit des problèmes possibles de validité des brevets sur les posologies, il reste intéressant d’obtenir ces brevets à Singapour.
Premièrement, l’IPOS a indiqué qu’il délivrerait des brevets axés sur les posologies ; il est donc possible d’obtenir un brevet et ce brevet doit être présumé valide. Singapour dispose d’une procédure d’examen généralement rapide et efficace, en langue anglaise, sans exigence formelle onéreuse.
Deuxièmement, une fois qu’un brevet a été obtenu, il contribue à dissuader les laboratoires de médicaments génériques d’entrer sur le marché. Les tribunaux de Singapour sont généralement favorables aux titulaires de brevet et, plus ou moins comme au Royaume-Uni, le vainqueur de tout litige peut demander l’attribution des dépens. À ce titre, tout lancement de générique à risque s’expose à perdre un procès en contrefaçon et à devoir payer les dépens du titulaire du brevet (ou une partie de ceux-ci).
Troisièmement, en raison du système de patent linkage, un brevet sur une posologie peut même être un obstacle pour un laboratoire de génériques cherchant à lancer un produit à une dose différente de celle couverte par le brevet, comme l’expliquent nos articles mentionnés plus haut.
Quatrièmement, les procès à Singapour sont relativement coûteux. Lorsqu’il soupèse les coûts et les avantages d’une première entrée sur le marché à Singapour, un laboratoire de génériques peut décider que le coût de la contestation en justice d’un brevet sur une posologie ne justifie pas les risques associés, étant donné la taille relative du marché singapourien. Cependant, avant de défendre un brevet sur une posologie, une entreprise innovante doit également évaluer le coût judiciaire au regard des bénéfices attendus sur le marché singapourien pendant le reste de la vie du brevet.
Enfin, la prolongation d’un brevet est généralement très difficile à obtenir à Singapour et la plupart des brevets pharmaceutiques ne répondent pas aux critères nécessaires. Du fait du cadre juridique de la prolongation des brevets, il est d’autant plus important de déposer des demandes pour prolonger à Singapour la période de monopole au-delà de la date d’expiration du brevet sur le composant initial. La situation diffère nettement de celle des juridictions dans lesquelles il est facile de prolonger les brevets, mais dans lesquelles un brevet plus solide est susceptible d’expirer à l’issue d’un procès portant sur la posologie.
Cet article a été publié pour la première fois dans le Numéro II, année 2021, du magazine The Life Sciences Lawyer.
Veuillez adresser aux auteurs, James Kinnaird et Tim Headley, vos questions éventuelles quant à la validité des brevets sur les posologies à Singapour.